descriptif 2007 don juan les réécritures

Publié le par madame Cabaret

 

Molière, Don Juan, acte I scène 1

(…)

SGANARELLE.- Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan.

GUSMAN.- Je ne sais pas de vrai quel homme il peut être, s'il faut qu'il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point, comme après tant d'amour, et tant d'impatience témoignée, tant d'hommages pressants, de vœux, de soupirs, et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes, et de serments réitérés; tant de transports enfin, et tant d'emportements qu'il a fait paraître, jusqu'à forcer dans sa passion l'obstacle sacré d'un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance; je ne comprends pas, dis-je, comme après tout cela il aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.

SGANARELLE.- Je n'ai pas grande peine à le comprendre moi, et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu'il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n'en ai point de certitude encore; tu sais que par son ordre je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m'a point entretenu, mais par précaution, je t'apprends (inter nos,) que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse, crois qu'il aurait plus fait pour sa passion, et qu'avec elle il aurait encore épousé toi, son chien, et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter, il ne se sert point d'autres pièges pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains, dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud, ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris, et changes de couleur à ce discours; ce n'est là qu'une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien d'autres coups de pinceau, suffit qu'il faut que le courroux du Ciel l'accable quelque jour: qu'il me vaudrait bien mieux d'être au diable, que d'être à lui, et qu'il me fait voir tant d'horreurs, que je souhaiterais qu'il fût déjà je ne sais où; mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose; il faut que je lui sois fidèle en dépit que j'en aie, la crainte en moi fait l'office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais, séparons-nous ; écoute, au moins, je t'ai fait cette confidence avec franchise, et cela m'est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s'il fallait qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.

 

 

 

Tirso de Molina, L'Abuseur de Séville et l’Invité de pierre, acte I, scène 1

(…)

ISABELA : Je vais allumer un flambeau.

DON JUAN : Hé ! pourquoi ?

ISABEL : Pour que mon cœur fasse paraître la joie qui me possède.

DON JUAN : Je le soufflerai, ton flambeau !

ISABELA : Ah ! ciel ! Homme, qui es-tu ?

DON JUAN : Qui suis-je ? Un homme sans nom.

ISABELA : N’es-tu donc pas le duc ?

DON JUAN : Non.

ISABELA : Ah ! Du palais !

DON JUAN : Arrête ! Donne-moi la main, duchesse.

ISABELA : Lâche-moi, vilain ! Holà ! De par le roi !... A la garde ! Quelqu’un !

Entre le roi de Naples, avec une bougie dans un chandelier.

LE ROI : Qu’y a-t-il ?

ISABELA : Le roi ! Ah Misère !

LE ROI : Qui est là ?

DON JUAN : Qui veux-tu que ce soit ? Un homme et une femme.

LE ROI, (à part) : Cette affaire demande prudence. (Haut.) Holà, ma garde ! Arrêtez cet homme !

ISABELA : Ah ! honneur perdu !

Entrent en scène Don Pedro Tenorio, ambassadeur d'Espagne, et des gardes.

DON PEDRO : Dans tes appartements, grand roi, ces cris ! Qui en est la cause ?

LE ROI : Don Pedro Tenorio, je vous charge de cette arrestation. En faisant vite, vous aurez une chance : voyez qui sont ces deux-là. Mais faites le en secret, car je crains une sombre histoire. Pour ma part, ce que j’ai vu m’a suffit. (Il s'en va)

DON PEDRO : Arrêtez-le !

(…)

DON PEDRO, (à part) : Ah ! je pressens ici quelque trahison ! (Haut.) Mais qu'as-tu fait, démon ?

Comment te trouves-tu dans cette situation ? Dis-moi vite ce qui est arrivé. Rebelle ! Effronté ! J'ai envie de te donner la mort. Parle.

DON JUAN : Mon oncle et seigneur, je suis jeune et tu l’as été aussi, et puisque tu as connu l'amour, pardonne le mien. Mais si tu m'obliges à dire la vérité, écoute et je te la dirai : j'ai dupé la duchesse Isabela, et je l’ai possédée…

DON PEDRO : Ne poursuis pas, arrête ! Comment l'as-tu dupée ? Parle bas, ou tais-toi.

DON JUAN : J'ai feint d'être le duc Octavio.

DON PEDRO : N’en dis pas plus, tais-toi, assez ! (A part.) Je suis perdu, si le roi apprend cela ! Que faire ? Dans une affaire aussi grave, il me faut ruser. (Haut.) Dis-moi, scélérat, n'était-ce pas assez de commettre en Espagne, avec une rage et une brutalité extrême, semblable traîtrise auprès d'une autre noble dame ? ...Non, il faut que tu recommences encore à Naples, et au palais royal, et envers une femme de si haut rang ! (…) Que le Ciel te punisse, amen !... Ton père t’a envoyé de Castille à Naples, et sur son rivage, l'écumeuse côte de la mer d'Italie t’a donné refuge, pensant que tu lui serais reconnaissant, et voici que tu offenses son honneur, sur une femme si noble ! !... Mais dans cette affaire, tout retard peut nous perdre. Dis-moi ce que tu comptes faire.



Don Juan : libre penseur.

 


MOLIERE, DOM JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE

- 1665 -

Acte I, scène 1

SGANARELLE [à GUSMAN]

[…] je t'apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons.

 

Acte I, scène 3

DOM JUAN             Sganarelle, le Ciel !

SGA                                        Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres.

 

Acte III, scène 1

DOM JUAN, en habit de campagne, SGANARELLE, en habit de médecin.

DOM JUAN             Et pourquoi non ? Par quelle raison n'aurais-tu pas les mêmes privilèges qu'ont tous les autres médecins ? Ils n'ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard et des forces de la nature.

SGA                                        Comment, Monsieur, vous êtes aussi impie en médecine ?

DOM JUAN             C'est une des grandes erreurs qui soient parmi les hommes.

SGA                                        Quoi ? vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au vin émétique ?

DOM JUAN             Et pourquoi veux-tu que j'y croie ?

SGA                        Vous avez l'âme bien mécréante.

[…]

SGA                        Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?

DOM JUAN             Laissons cela.

SGA                        C'est-à-dire que non. Et à l'Enfer ?

DOM JUAN             Eh !

SGA                        Tout de même. Et au diable, s'il vous plaît ?

DOM JUAN             Oui, oui.

SGA                        Aussi peu. Ne croyez-vous point l'autre vie ?

DOM JUAN             Ah! Ah! ah!

SGA                                        Voilà un homme que j'aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, le Moine-Bourru, qu’en croyez-vous, eh !

DOM JUAN             La peste soit du fat !

SGA                                        Et voilà ce que je ne puis souffrir, car il n’y a rien de plus vrai que le Moine-Bourru, et je me ferais pendre pour celui-là. Mais encore faut-il croire en quelque chose dans le monde : qu’est-ce donc que vous croyez ?

DOM JUAN             Ce que je crois ?

SGA                        Oui.

DOM JUAN             Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

SGA                                        La belle croyance et les beaux articles de foi que voici ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l'arithmétique ?

 

Acte IV, scène 5

DOM JUAN [dont le père, Dom Louis, vient de quitter la scène]

Eh ! mourez le plus tôt que vous pourrez, c'est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j'enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils. 

 

 

Acte V, scène 5

DOM JUAN             Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir.




Prosper Mérimée, Les Âmes du purgatoire - 1834

Pendant sa convalescence, il s'amusa à dresser une liste de toutes les femmes qu'il avait séduites et de tous les maris qu'il avait trompés. La liste était divisée méthodiquement en deux colonnes. Dans l'une étaient les noms des femmes et leur signalement sommaire ; à côté, le nom de leurs maris et leur profession. Il eut beaucoup de peine à retrouver dans sa mémoire les noms de toutes ces malheureuses, et il est à croire que ce catalogue était loin d'être complet. Un jour, il le montra à un de ses amis qui était venu lui rendre visite ; et comme en Italie il avait eu les faveurs d'une femme qui osait se vanter d'avoir été la maîtresse d'un pape, la liste commençait par son nom, et celui du pape figurait dans la liste des maris. Venait ensuite un prince régnant, puis des ducs, des marquis, enfin jusqu'à des artisans.

- Vois, mon cher, dit-il à son ami ; vois, nul n'a pu m'échapper, depuis le pape jusqu'au cordonnier ; il n'y a pas une classe qui ne m'ait fourni sa quote-part.

Don Torribio - c'était le nom de cet ami - examina le catalogue, et le lui rendit en disant d'un ton de triomphe :

- Il n'est pas complet !

- Comment ! pas complet ? Qui manque donc à ma liste de maris ?

- DIEU, répondit don Torribio.

- Dieu ? c'est vrai, il n'y a pas de religieuse. Morbleu ! je te remercie de m'avoir averti. Eh bien ! je te jure ma foi de gentilhomme qu'avant qu'il soit un mois il sera sur ma liste, avant monseigneur le pape, et que je te ferai souper ici avec une religieuse. Dans quel couvent de Séville y a-t-il de jolies nonnes ?


 

Honoré de Balzac, L’Elixir de longue vie - 1830 -


     Dans un somptueux palais de Ferrare, par une soirée d’hiver, Don Juan Belvidéro régalait un prince de la maison d’Este. A cette époque, une fête était un merveilleux spectacle que de royales richesses ou la puissance d’un seigneur pouvaient seules ordonner. Assises autour d’une table éclairée par des bougies parfumées, sept joyeuses femmes échangeaient de doux propos, parmi d’admirables chefs-d’œuvre dont les marbres blancs se détachaient sur des parois en stuc rouge et contrastaient avec de riches tapis de Turquie. Vêtues de satin, étincelantes d’or et chargées de pierreries qui brillaient moins que leurs yeux, toutes racontaient des passions énergiques, mais diverses comme l’étaient leurs beautés. Elles ne différaient ni par les mots ni par les idées ; l’air, un regard, quelques gestes ou l’accent servaient à leurs paroles de commentaires libertins, lascifs, mélancoliques ou goguenards.

     L’une semblait dire : « Ma beauté sait réchauffer le cœur glacé des vieillards. »

     L’autre : « J’aime à rester couchée sur des coussins pour penser avec ivresse à ceux qui m’adorent. »

     Une troisième, novice de ces fêtes, voulait rougir : « Au fond du cœur je sens un remords ! disait-elle. Je suis catholique et j’ai peur de l’enfer. Mais je vous aime tant, oh ! tant et tant, que je puis vous sacrifier l’éternité. »

     La quatrième, vidant une coupe de vin de Chio, s’écriait : « Vive la gaieté ! Je prends une existence nouvelle à chaque aurore ! Oublieuse du passé, ivre encore des assauts de la veille, tous les soirs, j’épuise une vie de bonheur, une vie pleine d’amour ! »

     La femme assise auprès de Belvidéro le regardait d’un œil enflammé. Elle était silencieuse. « Je ne m’en remettrais pas à des bravi pour tuer mon amant, s’il m’abandonnait ! » Puis elle avait ri, mais sa main convulsive brisait un drageoir d’or miraculeusement sculpté.

     Quand seras-tu grand-duc ? demanda la sixième au prince avec une expression de joie meurtrière dans les dents, et du délire bachique dans les yeux.

     Et toi, quand ton père mourra-t-il ? dit la septième en riant, en jetant son bouquet à don Juan par un geste enivrant de folâtrerie. C’était une innocente jeune fille accoutumée à jouer avec toutes les choses sacrées.

     Ah ! ne m’en parlez pas, s’écria le jeune et beau Don Juan Belvidéro, il n’y a qu’un père éternel dans le monde, et le malheur veut que je l’aie !

     Les sept courtisanes de Ferrare, les amis de Don Juan et le prince lui-même jetèrent un cri d’horreur.


 

Jean Richepin, « Don Juan au tombeau », 1901, in Contes espagnols - 1901 -


- Eh bien ! soit, conclut soudain Dona Maria. Le marché que vous me proposez a quelque chose d'infâme. Vos yeux me demandent, pour votre bouche, un baiser de ma bouche. Et, à cette condition, vous ferez un acte de repentir. J'accepte.

Laissant Don Juan à ma garde, Dona Maria est retournée au couvent. Qu'y va-t-elle faire ? Je l'ignore. Un quart d'heure plus tard, elle revient. Son visage rayonne d'extase. A son expression, je devine qu'elle vient de communier. Notre Seigneur est en elle.

Elle ne parle plus, maintenant, qu'avec ses regards, ainsi que Don Juan lui-même. Et ses regards, à elle, disent : « Fais ton acte de contrition »” Et ses regards, à lui, répondent : « Je le fais. » Et son désir, à lui, du baiser promis, est si vif, que l'acte de contrition est sincère.

Et alors Dona Maria la sainte se penche vers Don Juan le blasphémateur, et le baise lèvres à lèvres, d'un baiser long et profond, d'un baiser où elle lui passe l'hostie qu'elle tenait dans sa bouche, d'un baiser où elle boit l'âme de don Juan sauvé.

Car il est sauvé, n'en doutez pas, puisqu'il est mort aussitôt après, ayant fait son acte de contrition, et étant en état de grâce ! Il est sauvé, notre ami, notre second Cid, le héros de Séville ! Il est sauvé malgré lui peut-être. Mais qu'importe ?




 



Parole de femmes
Tirso de Molina, L'Abuseur de Séville et l’Invité de pierre, 1630 -

Tisbea (pêcheuse) sur la plage de Taragonne (acte I)      


Au feu, au feu, je brule et ma cabane est embrasée ! sonnez au feu, amis, car mes yeux versent bien des larmes.

Ma pauvre maison est une autre Troie dans les flammes, car depuis que Troie n’est plus, l'amour veut brûler des cabanes. Si l'amour embrase des rochers, avec une colère et une rage terrible, l'humble chaume ne saura se protéger de sa violence.

Au feu, bergers, de l’eau, de l'eau ! Amour, clémence ! Mon cœur est embrasé !

Ah ! chaumière, vil instrument de mon déshonneur et de mon infamie ! Grotte sauvage de brigands qui protégea mon outrage ! Que les rayons des ardentes étoiles tombent sur toi, et que dans tes cheveux mal peignés par le vent, ils sèment l'incendie ! Ah ! hôte indigne qui abandonne une femme bafouée ! Nuée surgie de la mer pour noyer mes entrailles.

Au feu, au feu, bergers, de l'eau, de l'eau ! Amour, clémence ! Mon cœur est embrasé !

Oui, je suis celle qui se riait tant des hommes, et toujours celles qui se moquent finissent, à leur tour, par être objets de moqueries. Un gentilhomme m’a trompée en me donnant sa foi et sa parole de mari, et il a profané ma couche et ma vertu. Enfin, il m’a possédée et j'ai fourni moi-même à sa rigueur des ailes, avec les deux juments que j'avais élevées, et grâce auxquelles il s’est enfui, après m'avoir dupée. Poursuivez-le tous, poursuivez-le ! Mais peu importe qu'il s'en aille : devant la personne du roi, je dois aller demander vengeance !

Au feu, au feu, bergers, de l'eau, de l'eau ! Amour, clémence ! Mon cœur est embrasé !


 

Molière, Dom Juan ou le Festin de Pierre - 1665 -

DONE ELVIRE (Acte I, Scène 3)

                       


Oui, je vois bien que vous ne m'y attendiez pas ; et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l'espérais ; et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement ce que je refusais de croire. J'admire ma simplicité et la faiblesse de mon cœur à douter d'une trahison que tant d'apparences me confirmaient. J'ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte pour me vouloir tromper moi-même, et travailler à démentir mes yeux et mon jugement. J'ai cherché des raisons pour excuser à ma tendresse le relâchement d'amitié qu'elle voyait en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d'un départ si précipité, pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusait. Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler ; j'en rejetais la voix qui vous rendait criminel à mes yeux, et j'écoutais avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignaient innocent à mon cœur. Mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d'œil qui m'a reçue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je serai bien aise pourtant d'ouïr de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, Dom Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.         […]

                        Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J'ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d'une noble effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m'aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n'est capable de vous détacher de moi que la mort ? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m'en donner avis ; qu'il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n'ai qu'à m'en retourner d'où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu'il vous sera possible ; qu'il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu'éloigné de moi, vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme ? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes. […]

                        Ah ! scélérat, c'est maintenant que je te connais tout entier ; et pour mon malheur, je te connais lorsqu'il n'en est plus temps, et qu'une telle connaissance ne peut plus me servir qu'à me désespérer. Mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie. […]

Il suffit. Je n'en veux pas ouïr davantage, et je m'accuse même d'en avoir trop entendu. C'est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et, sur de tels sujets, un noble cœur, au premier mot, doit prendre son parti. N'attends pas que j'éclate ici en reproches et en injures : non, non, je n'ai point un courroux à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l'outrage que tu me fais ; et si le Ciel n'a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d'une femme offensée.


 

G. Sand, Lélia, 1833-1839, chap. LXII.


“Que voulais-tu donc, ô Don Juan ! que voulais-tu de ces femmes éplorées ? Est-ce le bonheur que tu demandais à leurs bras ? Espérais-tu faire une halte après ce laborieux pèlerinage ? Croyais-tu que Dieu t'enverrait enfin, pour fixer tes inconstantes amours, une femme supérieure à toutes celles que tu avais trahies ? Mais pourquoi les trahissais-tu ? Est-ce qu'en les quittant tu sentais au dedans de toi-même le dépit et le découragement d'une illusion perdue ? Est-ce que leur amour n'atteignait pas à la hauteur de tes rêves ? Avais-tu dit dans ton orgueil solitaire et monstrueux : “Elles me doivent une félicité infinie que je ne puis leur donner : leurs soupirs et leurs gémissements sont une douce musique à mon oreille ; les tortures et les angoisses de mes premières étreintes réjouissent mes yeux. Esclaves soumises et dévouées, j'aime à les voir s'embellir d'une joie menteuse pour ne pas troubler mon plaisir ; mais je leur défends de planter leur espérance sur le seuil de ma pensée, je leur défends d'attendre la fidélité en échange du sacrifice !”

“Est-ce que tu tressaillais de colère chaque fois que tu devinais au fond de leur âme l'inconstance qui les faisait égales à toi, et qui peut-être allait te gagner de vitesse ? Étais-tu honteux et humilié quand leurs serments, te menaçaient d'un amour opiniâtre et acharné qui aurait enchaîné ton égoïsme et ta gloire ? Avais-tu lu quelque part dans les conseils de Dieu que la femme est une chose faite pour le plaisir de l'homme, incapable de résistance ou de changement ? Pensais-tu que cette perfection idéale de renoncement existait pour toi seul sur la terre et devait assurer l'inépuisable renouvellement de tes joies ? Croyais-tu qu'un jour le délire arracherait aux lèvres de ta victime une promesse impie, et qu'elle s'écrierait : “Je t'aime parce que je souffre, je t'aime parce que tu goûtes un plaisir sans partage, je t'aime parce que je sens à tes transports qui se ralentissent, à tes bras qui s'ouvrent et m'abandonnent, que tu seras bientôt las de moi et que tu m'oublieras. Je me dévoue parce que tu me repousses, je me souviendrai parce que tu m'effaceras de ta mémoire. Je t'élèverai dans mon cœur un sanctuaire inviolable, parce que tu vas inscrire mon nom dans les archives de ton mépris !”

“Si tu as nourri un seul instant cette absurde espérance, tu n'étais qu'un fou, ô don Juan ! Si tu as cru un seul instant que la femme peut donner à l'homme qu'elle aime autre chose que sa beauté, son amour et sa confiance, tu n'étais qu'un sot ; si tu as cru qu'elle ne s'indignerait pas lorsque ta main la repousserait comme un vêtement inutile, tu n'étais qu'un aveugle. Va ! tu n'étais qu'un libertin sans cœur, une âme de courtisan effronté dans le corps d'un rustre ! »



Les dénouements
Molière, Dom Juan ou le Festin de Pierre
 - 1665 -
Acte V, Scène V

DOM JUAN, UN SPECTRE en femme voilée, SGANARELLE.

 

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